jeudi 9 avril 2009

L'île de ma mort - Philippe L.

Version revue et corrigée.

La barque glisse sur les eaux du lac. Tout est calme ce matin. On n'entend que le bruit des rames qui plongent en cadence dans l'eau et propulsent l'embarcation loin de la rive tels deux bras géants. Le rameur est assis en face de moi. Il a les yeux fixés sur la berge que nous venons de quitter. J'ignore comment il s'y prend, mais sa trajectoire est parfaite. Il nous conduit droit sur l'île de notre destination. J'ai l'impression que son regard me passe à travers, comme si j'étais transparent, comme si je n'existais plus, comme si je n'étais déjà plus de ce monde. Le sergent est installé derrière lui, à la proue. Il est assis perpendiculairement à l'axe du bateau de sorte qu'il peut, à son gré, regarder vers l'avant, ou, plus rarement, vers l'arrière. Vers moi. J'ai la tête baissée, mais je l'épie du coin de l'oeil et je sais qu'alors il m'observe. Derrière moi sont assis les deux autres soldats.
Tout le long de cette traversée, il me vient cent fois l'idée de me jeter à l'eau. Je sais qu'elle est infestée de créatures à l'appétit féroce qui mettraient fin à mon existence en peu de temps. Mais j'ai les mains liées dans le dos par une corde dont l'extrémité, telle la longe d'un animal, est tenue par l'un des deux gardes assis derrière moi. A chacun de mes gestes qu'il juge suspect, il tire sur cette corde d'un coup sec. J'ai mal dans les bras, des poignets jusqu'aux épaules.
On me conduit vers la mort. Du moins, une mort probable. C'est le capitaine, dans ma cellule, qui m'a expliqué, avec une remarquable économie de mots, le sort qui m'était réservé. Le condamné à mort que je suis, se voyait octroyer une chance d'avoir la vie sauve. J'allais être conduit sur une île avec pour toute arme un poignard. Un autre détenu serait également déposé sur l'île. Celui de nous deux qui survivrait à la journée serait libre. Pas moyen d'en apprendre davantage. Son discours terminé, l'officier s'était tu.
J'avais été condamné peu de temps auparavant pour un crime que je n'avais pas commis. J'étais accusé d'avoir mis fin aux jours de je-ne-sais-quelle Excellence. Dans une situation moins tragique, j'aurais ri de cette accusation. Imaginer que moi, modeste écrivain public, aussi fait pour la violence que le dragon est fait pour la douceur, j'aie pu commettre un meurtre m'aurait sans doute amusé, dans d'autres circonstances.
J'étais ainsi conduit vers celui que je n'imaginais plus que comme mon bourreau tant il m'apparaissait impensable d'être le sien. Je ne cessais de voir en lui, tantôt un géant tout en muscles qui ne ferait de moi qu'une bouchée, tantôt un tueur aussi habile avec sa lame que je pouvais l'être avec ma plume. Quoi que j'imaginasse, j'étais l'agneau, il était le loup. Et ce sont ses crocs qui allaient se planter dans ma gorge.
Enfin nous arrivons. D'une main sur l'épaule, le sergent signale au rameur que nous accostons. Celui-ci relève aussitôt ses rames. Le sergent saute dans l'eau. Elle est ici d'une profondeur si faible qu'aucun danger ne l'habite. Il hale l'embarcation sur la plage, bientôt aidé par tous les autres, à l'exception toutefois du garde qui tient mes liens. Lorsque la barque est enfin échouée et stable, ce dernier me fait lever et me contraint à rejoindre le groupe. L'autre garde s'est muni d'une arbalète qu'il pointe ostensiblement vers ma poitrine. Je devine qu'au moindre geste brusque de ma part, il décochera le carreau qui ne manquera pas de me transpercer le coeur.
D'un coup de pied bien placé, mon gardien me fait tomber à genoux. Il tire sur la corde de manière à rapprocher mes poignets. La torsion de mes bras est douloureuse. Je perçois un mouvement sec dans mon dos et soudain mes mains sont libres. Un autre coup de pied, dans le dos cette fois et je me retrouve allongé sur le ventre. J'ai tourné instinctivement la tête pour éviter de me retrouver le visage dans le sable. Je n'aperçois que les bottes du sergent. Soudain, après un sifflement suivi d'un léger ploc, je découvre, tout près de mes yeux, le poignard que l'on me laisse. Dérisoire rempart contre le sort qui m'attend. Je les entends tous retourner à la barque. Je me retourne pour les voir repartir. L'arbalétrier n'a pas lâché son arme qu'il tient toujours braquée sur moi mais avec, me semble-t-il, moins de conviction qu'auparavant. Ils s'éloignent, m'abandonnant à mon sinistre destin.
Tout doucement, je finis par prendre réellement conscience de ma situation. Un danger rôde quelque part. Si toutefois mon adversaire est déjà arrivé. Pendant un instant, j'imagine rester là où on m'a laissé, attendant que la mort survienne. Mais quelque chose comme l'instinct de survie me force à réagir. Je me lève donc et envisage d'étudier les lieux. Je suis sur une plage de sable blanc pas très large. Elle est bordée tout du long, sur son côté intérieur, d'une forêt extrêmement dense. A droite comme à gauche, elle disparaît au bout d'une centaine de mètres dans une courbe, dissimulée par les arbres.
Je me décide à suivre la plage. Je n'ignore pas que je suis un couard, mais je ne peux cependant me résoudre à attendre sans rien faire. A rester là sans bouger, je sens que je pourrais devenir fou. Sans hésiter, je pars vers la droite. En dépit de ma situation, je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi je choisi cette direction. Est-ce parce que je suis droitier ? Est-ce que la plupart des gens ferait le même choix ? Etrange tout de même comme la curiosité peut s'exprimer dans un moment aussi dramatique. D'autant que cette dernière a peu de chance d'être assouvie.
Je marche donc lentement et prudemment le long de l'eau. Je préfère me tenir le plus possible éloigné de la forêt dont je redoute la capacité à vomir à tout moment un assassin armé. Je ne quitte pas les arbres des yeux. Bien vite, j'ai le sentiment que l'île est presque parfaitement ronde. En effet, devant moi, la plage persiste à ne me dévoiler que ses sempiternels cent mètres.
Je marche depuis un bon moment déjà lorsque soudain, je découvre au loin sur le sable quelque chose dont je ne comprend tout d'abord pas la nature. Je ralentis et redouble de vigilance. Je m'approche ainsi lentement et finis par comprendre que ce que je vois, là-bas sur le sable, sont des traces de pas. Aussitôt, dans un réflexe puéril, je m'accroupis et observe tout autour de moi. Rien ne bouge. Puis je finis par penser que ces pas sur le sable sont peut-être les miens. J'ai pu faire le tour de l'île. En levant la tête et en observant le ciel au-dessus de la crête des arbres, je m'aperçois que je suis face au soleil. Tout à l'heure, j'en suis sûr, je lui tournait le dos. Tout au plus, j'ai donc fait la moitié du tour de l'île. Ce qui n'a qu'une conséquence possible : ces traces de pas ne sont pas, ne peuvent pas être les miennes.
C'est presque avec un sourire que je découvre que mon adversaire à lui aussi entreprit le tour de l'île dans le sens inverse des aiguilles d'une horloge.

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Je suis les traces avec prudence. Je scrute toujours la ligne des arbres. Ce n'est pas parce que, pour le moment, ses traces de pas n'ont pas dévié du bord de l'eau que mon adversaire n'a pas pu, un peu plus loin, se mettre sous le couvert de la végétation et, rebroussant chemin, m'attendre et espérer me prendre par surprise. Au moment où ces sombres pensées m'envahissent, il me vient à l'esprit que je serais sans doute bien inspiré de reprendre à mon compte la stratégie que je prête à mon adversaire. Je ne suis certes pas un professionnel du combat mais il me semble pour le moins inapproprié de marcher à découvert comme je le fais. Tous les sens en éveil, je me rapproche de la lisière de la forêt. Tendant l'oreille au moindre bruit, pointant le regard vers le moindre mouvement, je m'enfonce au milieu des arbres. Malgré la densité de la végétation, je parviens à progresser à bonne allure et je ne perds à aucun moment mon sens de l'orientation. De fréquents coups d'oeil en arrière me confirment que je m'éloigne en droite ligne de la plage.
Bientôt, je parviens à l'orée intérieure du bois. Je devine à travers les troncs serrés que le centre de l'île est occupé par une immense clairière que je viens d'atteindre. J'approche lentement du bord, accroupi pour être le moins visible possible. Parvenu à la toute dernière rangée d'arbres, j'ai une vue presque complète sur la clairière, si ce n'est qu'une énorme masse rocheuse, unique en son genre sur l'île me semble-t-il, occulte mon regard à ma droite.
Aucune trace de vie là où ma vue se pose. Avec un luxe infini de précautions, je m'approche du rocher. Un regard au dessus de moi ne me révèle aucune présence. Accroupi, je me dirige vers le centre de la clairière, en prenant grand soin de demeurer coller à mon abri minéral. Plus loin, la roche perd de la hauteur jusqu'à disparaître sous la terre. On dirait un plongeur dont un sculpteur aurait figé la posture lors de sa pénétration dans l'eau. Je décide de progresser toujours plus lentement. Soudain un léger bruit retenti dans le calme de la clairière. A quelques pas de moi. Derrière le rocher. Mû par un réflexe contre nature et plutôt que de plonger au sol, je me redresse brusquement. Et je me retrouve face à mon adversaire. Lui aussi est debout. Nos regards se croisent et, le premier moment de surprise passé, nous restons figés, stupéfaits.
Cet homme, debout devant moi, aussi improbable que cela puisse paraître, c'est moi, traits pour traits. Comme chacun d'entre nous, je n'ai pas l'habitude de me voir si ce n'est inversé lorsque je me regarde dans un miroir. Pourtant le doute n'est pas permis. C'est bien moi, un autre moi, qui est là, devant moi. Ma première pensée prend la forme d'un soulagement incongru. Je me dis en effet que cet adversaire est, contre toute attente, à ma mesure. Mais aussitôt après je réalise que, aussi insensé que cela puisse paraître dans la situation de danger dans laquelle je me trouve, je ne me vois pas agresser un homme qui est tout mon portrait. C'est tout simplement inconcevable. D'ailleurs je ne pense plus alors qu'à une seule chose : avoir une discussion avec mon double. Tout va s'arranger. Nous allons trouver une solution qui préservera sa vie et la mienne. Même si on m'a prévenu qu'aucun arrangement n'était possible entre les adversaires. Si les deux condamnés sont retrouvés vivants, les deux sont exécutés. Sur place.
J'en suis là de mes réflexions lorsque mon alter ego, poussant un cri féroce, le poignard levé, menaçant, enjambe le rocher et se rue sur moi. Je recule précipitamment à l'instant même ou mon adversaire, presque arrivé à ma hauteur, balaie l'air devant lui avec sa lame. J'évite de justesse d'être touché et je continue à m'éloigner à reculons, trop effrayé à l'idée de me retourner et de ne plus voir le danger qui me menace. Mais à me hâter ainsi en marche arrière, je finis par buter du talon contre une racine qui émerge de la terre. Je perds aussitôt l'équilibre et tente désespérément de rester debout en moulinant des bras. Mon assassin se rue alors sur moi pour profiter de son avantage mais dans sa précipitation, il heurte à son tour la racine et tombe sur moi. Nous finissons tous les deux violemment à terre. Je suis allongé sur le dos. Il est affalé sur moi. J'ai le souffle coupé. Longtemps, je cherche à faire entrer de l'air dans mes poumons douloureusement vides. Je dois ressembler à un poisson qui se débat hors de l'eau. Mais bientôt, le divin gaz accepte de pénétrer mon organisme à l'asphyxie. C'est alors qu'une autre douleur, jusque là occultée par le feu qui embrasait mes poumons, fait son apparition au sommet de mes souffrances. J'ai très mal au bras droit. Celui-ci, replié, est écrasé sous le poids de mon adversaire. Je sens que mon poignet droit est tordu. Je tiens quelque chose dans la main droite. Puis je sens un liquide chaud et poisseux couler le long de mes doigts. Comme mon adversaire ne bouge pas, je tente de le repousser. Je n'y parviens qu'avec le plus grand mal, tant ma main me fait souffrir.
C'est la poignée de ma lame que je serre dans la main droite. Et c'est le sang de mon adversaire qui coule le long de mes doigts. La pointe de l'arme à pénétré profondément et avec une déconcertante facilité dans la poitrine de l'homme. Au niveau du coeur. Même si je ne suis pas homme de médecine, je n'ai aucun doute. Je lâche le poignard avec horreur tout en tentant de m'éloigner avec maladresse. Seuls mes bras sont libres mes jambes étant encore coincées sous le corps de ma victime. Je pense que mon adversaire est mort lorsque je le vois soudain ouvrir les yeux et tourner la tête vers moi. J'ai beau chercher, je ne vois aucune haine dans son regard. Juste une profonde, incommensurable tristesse. Je l'imagine alors peut-être, mais il me semble voir une larme couler au coin de son oeil. Puis, après une ultime crispation il rend son dernier souffle. C'est à mon tour de pleurer. Je me laisse submerger par des sanglots incontrôlables. Je prends sa tête entre mes mains et la dépose délicatement sur mes genoux.
Et je pleure, je pleure et pleure encore. Je crois ne jamais devoir m'arrêter de pleurer.

Je suis toujours dans la même position lorsque les soldats me trouvent. Je ne pleure plus. J'ai l'impression que mes yeux ont versé toutes leurs larmes. Le soleil est bas. Je dois être dans cette clairière avec le cadavre depuis des heures. Le sergent, (est-ce le même ou bien un autre ?), déserre avec douceur mais fermeté mes doigts crispés sur le corps du mort. Il me remet debout et m'escorte jusqu'à la plage. On m'assoit, hagard, dans une barque. Puis c'est le retour vers les rives du lac. Le sergent (oui, c'est bien le même) me regarde avec ce que je crois être de la compassion.
Les images du combat assaillent mon esprit comme elles l'ont fait tout l'après-midi. Je sais d'ores et déjà qu'elles vont hanter toutes mes nuits jusqu'à la fin de mes jours. Je sais que je vais revivre indéfiniment le cauchemar de cette journée.
Cette journée où je me suis tué.

3 commentaires:

  1. Bonsoir Arutha,

    C'est une surprise que tu nous fait là ! Je ne m'attendais pas pour tout dire à trouver une nouvelle par ici en me connectant ce soir. Bien évidemment je l'ai lue; et bien évidemment puisque tu le demande je vais te dire ce que j'en pense sans complaisance aucune ;o))

    Je passe vite sur quelques fautes d'orthographe et de syntaxe que j'ai relevé. Je ne peux parler que ce celles que j'ai remarqué. Ces deux points là n'étant pas comme vous avez déjà du en juger ma spécialité. Le vocabulaire me semble parfois un peu trop recherché peut être pour une confession ou un mémoire. Dans la construction, je trouve que tu t'attardes trop à décrire l'île au détriment de la confrontation des deux adversaires. La fin ouverte ne me gêne pas, au contraire elle stimule mon imagination ,en me laissant moi même échaffaudé quelques suppositions sur ce double.

    Dans l'ensemble j'ai donc assez bien aimé, même si à mon sens la structure du texte est certainement à revoir. Je gage que tu auras d'autres commentaires en désaccord avec le mien, ce qui est normal. Chaque texte parlant différemment a chaque lecteur. Mais pas de panique surtout, et n'arrête pas de publier tes textes que les commentaires soient bons ou mauvais. On écrit d'abord et avant tout pour se faire plaisir.

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  2. Bonjour El Jc,
    merci d'avoir pris le temps de me lire et de laisser un commentaire. Tout ce que tu dis est vrai. Ma femme va plus loin en traitant mon style d'ampoulé, de précieux. Je mettrais trop d'averbes et d'adjectifs. Je serais l'anti-Camus. T'as qu'à voir.
    Pour ce qui est du vocabulaire, non seulement j'assume mais en plus je revendique. La langue française est si riche que c'est un vrai plaisir pour moi d'aller dénicher le mot qui sonne le plus juste (à mon goût).
    Mais je vais tout de même retravailler ce texte dans le sens de la simplicité.

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  3. Tu as raison la langue Française est riche et c'est souvent un plaisir que de la travailler. Je pense toutefois que la langue doivent être au service du texte. Si ton narrateur est un écrivain public d'une terre semble t'il médiévale, le lecteur doit le ressentir dans ces confessions. Tu as aussi la solution de faire intervenir un grand érudit qui relaterai alors en ces termes la mésaventure que ton héros lui a confier.

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